Afghanistan : Renaissance d’une Nation
Entretien avec Hamid
Karzaï, Président de l’Afghanistan depuis le 7 décembre
2004,
Isabelle Dillmann —
Monsieur le Président, après l’adoption d’une Constitution le 5 janvier 2004
puis votre élection 10 mois plus tard, les législatives du 18 septembre ont
parachevé le processus de reconstruction démocratique de l’Afghanistan.
Pensez-vous qu’un système parlementaire inspiré du modèle occidental soit
viable compte tenu de la faiblesse des institutions afghanes ?
Hamid
Karzaï — L’Afghanistan est, par essence, un pays démocratique. C’est un
pays où le débat, la recherche du consensus, font partie des traditions. Plus
vous pénétrez au cœur des régions rurales, plus les mécanismes de consultation,
de règlement des différends et de prise de décision sont sophistiqués. Dans la
mentalité du peuple afghan, la démocratie et le dialogue ne sont pas des
concepts nouveaux. Ils s’inscrivent, au contraire, dans des pratiques
millénaires.
Isabelle Dillmann —
Dans un
pays où l’organisation sociale est fondée sur la tribu et sur l’émiettement des
autorités, ces élections n’ont-elles pas contribué à renforcer le clientélisme
et à accroître le rôle de l’argent ?
Hamid
Karzaï — Bien sûr
que l’argent a joué un rôle dans la campagne électorale ! C’est d’ailleurs
le cas partout dans le monde. Ce qui ne veut pas dire que nous nous en
réjouissions. La loi impose à chaque candidat un plafond de 10 000 dollars
pour ses dépenses de campagne. Ces fonds doivent provenir entièrement de
sources afghanes. La commission électorale et le JEMB sont chargés de veiller à l’application de cette règle et
d’enregistrer les plaintes éventuelles. Nous sommes
très conscients de la nécessité de mettre en place des institutions qui
protègent la démocratie, et la commission électorale en est une. Je lui apporte
tout mon soutien. Ce que je peux vous dire, en tout cas, c’est que c’est un
grand honneur pour moi, en tant qu'Afghan, de me sentir indépendant et de pouvoir
voter librement.
Isabelle Dillmann —
Votre opposition ne croit pas à l’impartialité du résultat de ces élections.
N’est-ce pas là la réaction normale d’un peuple qui attend une réponse urgente
à ses besoins les plus élémentaires ?
Hamid
Karzaï — Je connais
les difficultés des Afghans. Leurs espoirs et leur scepticisme. « Que va
véritablement nous apporter la démocratie ? », me demandent-ils
souvent. Je leur réponds que ces élections sont une première étape cruciale
pour la consolidation du pays après un quart de siècle de guerre civile et
quatre ans de régime taliban.
Isabelle Dillmann —
L’exemple
de l’Irak qui, malgré l’adoption d’une nouvelle Constitution, est aujourd’hui
au bord de la guerre civile, ne vous rend-il pas prudent quant à l’issue de
votre propre processus démocratique ?
Hamid
Karzaï — La
situation en Irak n’affecte pas directement l’Afghanistan. Cela dit, les
Irakiens sont des êtres humains comme les autres et nous compatissons à leurs
souffrances, d’autant que nous avons nous-mêmes traversé des épreuves
douloureuses. Je voudrais
néanmoins attirer l’attention du peuple irakien sur un point : nous aussi
avons fait l’objet d’« assistances » extérieures. D’abord de la part
de l’Union soviétique, puis des pays qui ont aidé et soutenu la résistance
afghane. Il ne faut pas se faire d’illusions : aucun d’entre eux n’a agi
pour nous. Chacun avait ses raisons pour le faire. C’est exactement le même
scénario en Irak. Le peuple irakien ne doit pas être dupe et doit savoir où se
trouve son intérêt. Les Irakiens ne doivent pas détruire leur pays. Ils ne
doivent pas faire exploser des bombes chez eux. Ceux qui leur fournissent ces
bombes ne veulent pas protéger l’Irak mais l’affaiblir. Les Irakiens doivent se
concentrer sur la reconstruction. Une fois remis sur pied, ils pourront alors
demander aux troupes étrangères de se retirer.
Isabelle Dillmann —
Vos concitoyens sont de plus en plus exaspérés par le comportement des soldats
américains qui ont souvent, dit-on, un comportement inadmissible à l’égard de
leurs prisonniers. Cette présence militaire est-elle encore
indispensable ?
Hamid
Karzaï — Pendant
des années, nous avons fait la tournée des capitales étrangères en Europe et
aux États-Unis pour les informer sur ce qui se passait en Afghanistan et sur
les dangers du terrorisme. Pendant des années, nous avons demandé avec
insistance l’intervention de la communauté internationale. Mais personne, ni
aux États-Unis ni en Europe, ne s’est intéressé à nous. Nous étions un pays
pauvre, un pays qui ne pouvait pas commercer avec le reste du monde, nous
n’avions aucun poids. Pour eux, nous n’étions rien. La situation
a basculé après le 11 Septembre. Nous sommes reconnaissants à la coalition de
nous avoir débarrassés des terroristes d’Al Qaida et de nous avoir rendu la
liberté, car jamais la population afghane n’aurait pu parvenir seule à ce
résultat. Tout au long
de ce parcours des fautes ont été commises, aussi bien par les forces
militaires de la coalition que par le gouvernement afghan. Certaines choses
auraient pu être faites autrement. Ce sont ces erreurs, parfois très graves,
qui suscitent l’exaspération de la population. Mais, pour autant, cette
population ne souhaite pas le départ des troupes étrangères. Lors de la
dernière Grande Assemblée, 99 % des 11 000 délégués réunis à cette
occasion ont approuvé la signature de l’accord de « partenariat
stratégique » avec les États-Unis. Je vous l’ai dit : nous avons
attendu longtemps qu’on vienne nous aider et il faut reconnaître, quatre ans
plus tard, que nous ne sommes toujours pas capables de reconstruire seuls notre
pays et notre économie. Nous avons besoin de financements extérieurs, dans tous
les domaines. L’armée nationale, par exemple, est prise en charge par les
États-Unis. La police en grande partie par l’Allemagne, et la justice par les
Italiens.
Isabelle Dillmann —
Comptez-vous, néanmoins, hâter le départ des troupes américaines ?
Hamid
Karzaï — Comme vous
le savez, il est prévu que leur nombre soit réduit dès 2006. Resteront sur
place des forces de l’Otan, des contingents canadiens, australiens, allemands,
etc., mais très peu — voire plus du tout — de soldats américains. Il n’est plus
nécessaire que la coalition dirigée par les Etats-Unis mène des opérations
militaires d’envergure. Les frappes aériennes ne sont plus efficaces et je
souhaite l’arrêt immédiat des perquisitions menées au sein de la population par
les troupes étrangères sans l’avis du gouvernement afghan.
Isabelle Dillmann —
Fin 2004, Donald Rumsfeld avait annoncé qu’il
avait l’intention d’établir en Afghanistan des bases américaines permanentes.
La France et l’Allemagne ont fait savoir qu’elles n’y étaient pas favorables,
contrairement au commandement militaire afghan. Quel est votre position sur
cette question ?
Hamid
Karzaï — Je n’ai
pas souvenir de cette déclaration de Donald Rumsfeld… Quoi qu’il en soit, c’est
nous qui avons proposé à Washington un partenariat stratégique à long terme.
Nous l’avons obtenu après plus d’un an de négociations. De leur côté, les
Américains hésitaient à envisager l’implantation de véritables « bases
militaires ». Il est pourtant clair que nous partageons des intérêts
communs en matière de sécurité. Les deux parties sont gagnantes mais, pour
l’instant, c’est nous qui en tirons le plus de profit. Nous avons signé un
autre accord avec le gouvernement britannique et nous sommes en pourparlers
avec l’Union européenne et avec l’Otan qui, en 2006, après la réduction des
forces américaines, disposera sur le terrain des plus forts effectifs. Partout
où c’est possible nous cherchons à nouer des alliances dans le but de nous
renforcer.
Isabelle Dillmann —
La sécurité de l’Afghanistan passe-t-elle
nécessairement par ce genre d’alliances ?
Hamid
Karzaï — Si nous
voulons mener à bien la reconstruction et progresser sur le plan économique et
social, nous n’avons pas le choix. En 1979, l’Afghanistan était un pays non
aligné, ce qui n’a pas empêché les Soviétiques de l’envahir. Cette guerre a
fait des millions de morts et de réfugiés. Après le retrait de l’URSS, des pays
voisins ont commencé à s’immiscer dans nos affaires, allant même jusqu’à mener
des actions clandestines à l’intérieur de nos frontières. Certains l’ont fait
ouvertement ; d’autres plus subrepticement. En tout cas, notre neutralité
ne nous a en rien protégés.
Isabelle Dillmann —
Sous la pression américaine, l’Afghanistan s’est engagé dans un
processus dit de « démobilisation et réintégration » qui consiste à
récupérer les armes disséminées dans le pays et à les placer sous le contrôle
de l’état-major de la coalition. Où en êtes-vous ?
Hamid
Karzaï — Permettez-moi de rectifier un détail : ce programme n’a pas été établi
sous la pression américaine, mais à la demande du peuple afghan. Dès mon entrée
en fonctions, des délégations sont venues me voir des quatre coins du pays pour
réclamer deux choses : le désarmement et le renforcement de la présence
militaire internationale. La collecte des armes est un aspect essentiel de la
reconstruction de l’État afghan et de ses institutions. La quasi-totalité des
armes lourdes a été récupérée, ainsi qu’un grand nombre d’armes légères. Nous
entamons à présent la seconde phase du programme, qui vise à reprendre les
armes actuellement aux mains des groupes rebelles. La tâche s’annonce
difficile.
Isabelle Dillmann —
Croyez-vous sincèrement au recyclage des
Talibans ?
Hamid
Karzaï — C’est une
source de préoccupation constante, car les Talibans s’attaquent à des personnes
sans défense. Dernièrement, trois instructeurs chargés d’expliquer le processus
électoral ont été tués dans des provinces de l’Est et du Sud-Est, ainsi que
plusieurs candidats. Quelques heures avant l’ouverture des bureaux de vote, des
roquettes ont été lancées sur les locaux de l’ONU en plein Kaboul, et un soldat
du contingent français de la mission Héraclès a été tué au cours d’une
patrouille de nuit la veille du scrutin. Ils s’en prennent aussi à des membres
du clergé, à des jeunes filles en route pour l’école, à des médecins. Les Talibans
tuent le peuple afghan. Ils disent
que leurs actions sont motivées par une cause. Mais en quoi l’enlèvement et
l’assassinat d’un ingénieur britannique qui participe à la construction d’une
route peut-il aider l’Afghanistan ? Ne veulent-ils pas que le peuple
afghan ait un réseau routier ? Ne veulent-ils pas qu’il ait accès à
l’éducation et à l’électricité ?
Isabelle Dillmann —
Ces Talibans ont une conception théocratique
de la société, totalement incompatible avec la démocratie. Ce que vous venez
d’en dire le confirme. N’est-il pas utopique de vouloir néanmoins les intégrer
au nouvel Afghanistan que vous êtes en train de construire ?
Hamid
Karzaï — N’oubliez
pas que les Talibans sont des Afghans ; ils font partie de ce pays. Dès
lors qu’ils renoncent à la violence — c’est la condition sine qua non —, ils sont les bienvenus, quelle que soit leur
idéologie. Libre à eux de se faire élire au Parlement où ils pourront exposer
leurs points de vue et débattre à leur guise. Plus tard, ils pourront même
présenter un candidat à la présidentielle.
Isabelle Dillmann —
Les gouvernements d’Afghanistan et du Pakistan
sont pris entre deux feux. Sommés de participer à la lutte antiterroriste par
la communauté internationale, ils doivent aussi tenir compte de leurs opinions
qui trouvent parfois dans la violence un exutoire à leur profond ressentiment.
Dans ces conditions, le combat contre le terrorisme ne devient-il pas plus
rhétorique que réel ?
Hamid
Karzaï — C’est une
question très intéressante… Le terrorisme dans cette partie du monde — je ne
parle pas du Moyen-Orient — est une conséquente directe de l’occupation
soviétique. Les Russes ont essayé d’imposer le régime communiste par la force.
C’est contre cette idéologie étrangère que les Afghans ont réagi. Certains se
sont réfugiés dans les pays voisins, d’autres en Europe et aux États-Unis.
L’idée a alors germé en Occident et dans certains pays musulmans que la
meilleure façon de combattre le communisme serait de promouvoir la forme la
plus extrémiste de l’islam politique. À partir de là, l’Afghanistan a été soumis
à une véritable entreprise de radicalisation de la société, les organisations
les plus fondamentalistes se voyant décerner un brevet d’anti-communisme. Pour les
Occidentaux, il s’agissait avant tout de vaincre les Russes. Ils n’ont pas
mesuré, ou pas voulu voir, les répercussions dramatiques de leur politique sur
notre société — une politique dont ils allaient eux-mêmes faire les frais plus
tard. Pour les pays musulmans alliés à l’Occident, il s’agissait
d’instrumentaliser cette radicalisation à leur avantage. Certains de nos
voisins, dont le Pakistan, ont clairement cherché à « désafghaniser »
notre pays, à le dépouiller de son caractère national et de son identité
historique. Leur objectif consistait à effacer les frontières culturelles afin
d’établir sur notre territoire une base arrière qui leur aurait permis de
prendre le contrôle progressif de l’Afghanistan. C’est exactement ce qui s’est
passé. Tout le monde le savait. Déjà, à l’époque, nous avons manifesté vivement
notre mécontentement. Les organisations de Moudjahidin du professeur Mojadedi,
de Mr Guelani et de Mr Mohamaddi ont tenté d’alerter l’Occident. Mais des
intérêts supérieurs à ceux du peuple afghan étaient en jeu. C’est ainsi que le
terrorisme a fini par arriver en Afghanistan. Des gens comme moi ou d’autres
modérés étions taxés de « demi-musulmans » parce que nous
n’appartenions pas à cette mouvance extrémiste qui recevait 80 % de l’aide
extérieure Quand l’Armée rouge s’est retirée, l’Occident s’est désintéressé du
sort de l’Afghanistan. Nous nous sommes retrouvés seuls face aux ingérences de
nos voisins qui ont continué à infiltrer des fondamentalistes sur notre sol, et
cela jusqu’au 11 septembre 2001. La leçon
qu’il y a à tirer de notre expérience, c’est que le terrorisme ne sera pas vaincu
tant que les gouvernements continueront à utiliser l’extrémisme et le
terrorisme comme outils politiques.
Isabelle Dillmann —
Malgré la présence d’importantes forces
militaires le long de la frontière, le Pakistan reste une base arrière pour des
opérations de guérilla et de terrorisme menées en Afghanistan. Quelle confiance
pouvez-vous accorder à Pervez Moucharraf qui semble jouer un double jeu
vis-à-vis de vous et des Américains ?
Hamid
Karzaï — L’avenir
nous le dira… Le Pakistan a déployé au moment des élections législatives afghanes 9 500 soldats
supplémentaires, ce qui porte à 80 000 le nombre de militaires pakistanais
positionnés le long des quelque 2 500 kilomètres de frontière avec
l’Afghanistan. Les militaires pakistanais ont déployé plus de 700 points de
contrôle sur la «ligne Durand» lors de ces dernières élections.Cette zone
tribale autonome qui borde notre pays sur 500 kilomètres continue d’abriter des
combattants islamistes afghans dont certains sont équipés de missiles sol-air.
Isabelle Dillmann —
Depuis
quelque temps, l’Inde cherche à regagner de l’influence en Afghanistan. Quelles
seront les conséquences de ce réchauffement sur vos relations avec le
Pakistan ?
Hamid
Karzaï — Nos
voisins doivent se mettre dans la tête que l’Afghanistan est un pays
indépendant, doté d’une forte identité nationale. Nous avons plus de mille ans
d’histoire derrière nous. La parenthèse 1979-2001 est maintenant
refermée, et nous cherchons désormais à aller de l’avant. Il est dans l’intérêt
de l’Afghanistan d’entretenir des relations amicales avec tout le monde afin de
favoriser les échanges et le commerce. Et il est dans l’intérêt de tout le
monde de jouer la carte de la paix en Afghanistan. Pendant la période taliban,
les exportations du Pakistan vers l’Afghanistan représentaient 26 millions de dollars
par an. Il y a deux ans, ce chiffre a atteint 600 millions de dollars.
Aujourd’hui, selon les statistiques d’Islamabad, nous en sommes à 1 200
millions de dollars. Sur les 4 % de croissance enregistrés au Pakistan,
1 % est dû à leur commerce avec nous. On observe le même phénomène avec
l’Iran. Quant à nos échanges avec le Tadjikistan, ils ont augmenté de près de
400 %. La coopération économique avec l’Inde s’inscrit dans cette vaste
dynamique et devrait profiter à tous les États de la région, y compris le
Pakistan.
Isabelle Dillmann —
Vous avez déclaré dans le Washington Post
du 2 juin dernier : « Il ne fait aucun doute que, en tant
qu’organisation, Al Qaida est détruite. » Peut-être. Mais, en lieu et
place, on trouve une multitude de mouvances transfrontalières qui tissent leur
toile dans toutes les langues et qui regroupent des dizaines de milliers de
combattants fanatisés. N’assiste-t-on pas à une reconversion masquée d’Al
Qaida ?
Hamid Karzaï — Al Qaida n’a jamais été basée en Afghanistan. Elle a été conçue à l’extérieur de nos frontières puis s’est infiltrée dans notre pays. À présent, Al Qaida s’est retirée d’Afghanistan sans laisser de structure organisationnelle derrière elle. C’est cela que j’affirme. Pour le reste — la manière dont ses réseaux se sont reconstitués et son mode opératoire —, je ne suis pas au courant.
Encore une
remarque, si vous le permettez. Ces individus, qui se faisaient appeler Al
Qaida ou « armée des musulmans », à qui s’en prenaient-ils ? Les
milliers de gens qu’ils ont assassinés étaient-ils chrétiens ? Étaient-ils
bouddhistes ? Étaient-ils de riches Européens ? De riches
Américains ? Non, ils ont tué des musulmans, les plus pauvres et les plus
démunis des musulmans, ceux-là mêmes qui s’étaient battus contre les Soviétiques.
L’objectif des dirigeants d’Al Qaida n’était pas religieux mais
politique : ils voulaient prendre le pouvoir dans un pays affaibli par des
années de guerre et de misère. Et de là ils ont comploté contre l’Occident.
Pour moi, ils ne sont ni les ennemis de l’Occident ni les amis du monde
musulman, mais les ennemis de l’humanité. Après tout, la pauvre femme afghane
dont toute la vie a été détruite fait partie de l’humanité, au même titre que
les hommes et les femmes qui ont péri dans les tours de Manhattan. Ce n’est pas
une idéologie qui guide Al Qaida, mais une pulsion de mort, une logique
implacable mue par une haine viscérale. Vous avez
parlé d’une connivence entre le peuple et les Talibans. Mais comment
auraient-ils été écrasés en un mois si le peuple les avaient soutenus ?
J’ai moi-même participé au combat contre les Talibans en novembre 2001 dans les
provinces centrales de l’Afghanistan. Eh bien, je n’ai jamais eu à utiliser la
force parce que, chaque fois que j’arrivais dans un district, la population
était passée avant moi. C’est le peuple afghan, épaulé par la communauté
internationale, qui les a mis en fuite. S’ils avaient encore la moindre
influence, la campagne électorale n’aurait pas pu se dérouler dans un climat
aussi ouvert, et 42 % des femmes ne seraient pas allées voter.
Isabelle Dillmann —
Ben Laden se cache-t-il en Afghanistan ?
Hamid
Karzaï — Non, il
n’est pas en Afghanistan, je peux vous l’assurer
Isabelle Dillmann —
Le centre de gravité politique et économique
de la planète se déplace progressivement vers la Chine. Dans cette nouvelle
configuration, l’Afghanistan occupe une position privilégiée. De quelle manière
pourrait-il en tirer parti ?
Hamid
Karzaï — L’Afghanistan a toujours été au croisement des grandes routes commerciales et
des civilisations. Aujourd’hui, avec la proximité de la Chine et de l’Inde,
notre pays se trouve au cœur d’une des régions les plus dynamiques du monde, et
entend bien en profiter. Si besoin est, nous sommes prêts à jouer un rôle de
« facilitateur » entre ces puissances montantes et les États-Unis
dont nous sommes un partenaire stratégique. Mais nous interviendrons plus sur
le terrain économique que politique.
Isabelle Dillmann —
La Chine
et la Russie, qui ont signé un pacte de défense voient d’un
mauvais œil l’implantation en Asie centrale des États-Unis, qu’elles
soupçonnent de vouloir contrôler les flux pétroliers dans cette partie du
monde. Ne risquez-vous pas d’être accusé par vos voisins de contribuer à cette
stratégie d’encerclement en acceptant sur votre sol une présence militaire
américaine ?
Hamid
Karzaï — Les forces
internationales sont ici en vertu d’une décision de l’ONU. Nous considérons que
leur présence est une chance et nous ne souhaitons pas qu’elles s’en aillent.
La Russie, la Chine ou l’Inde le savent bien : notre pays ne peut pas se
relever tout seul. L’Afghanistan est comme un homme très affaibli par une grave
maladie qui a besoin d’aide pour guérir. Tout le monde a intérêt à ce que nous
reprenions nos activités productives et renouions de bonnes relations avec
notre entourage. Vous savez que nous partageons des frontières et une religion
communes avec trois Républiques asiatiques de l’ex-URSS. La Russie devrait
comprendre que le déploiement de troupes de la coalition sur notre sol
contribue à la protéger contre le terrorisme. Cela vaut également pour l’Inde
et la Chine.
Isabelle Dillmann —
Le projet
de gazoduc reliant la mer Caspienne au littoral pakistanais a été abandonné en raison de l’insécurité
qui régnait jusqu’à présent en Afghanistan. Avez-vous l’intention de le
réactiver ?
Hamid
Karzaï — La
construction de ce pipeline, qui devait traverser le Turkménistan,
l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde, avait été envisagée il y a une dizaine
d’années avec UNOCAL et BRIDAS, la compagnie argentine. Mais le projet n’a
jamais vu le jour à cause du régime taliban et des sanctions internationales. Aujourd’hui,
il redevient d’actualité. Le premier ministre indien Mammohan Singh, lors de sa
première visite officielle chez nous le 2 septembre dernier, a manifesté son
vif intérêt, à condition bien sûr que la quantité de gaz disponible soit
suffisante. Car le marché de l’énergie dans cette partie du monde est en train
de se développer à la vitesse d’un cheval au galop. La demande ne cesse de
croître …
Isabelle Dillmann —
Après la chute du régime taliban, la culture
du pavot est repartie de plus belle. Comment lutter contre ce fléau qui
alimente de manière croissante les réseaux de terrorisme dans le monde entier?
Hamid
Karzaï — L’Afghanistan représente désormais 87 % de la production mondiale d’opium.
C’est, pour nous, un problème capital, et pas seulement en termes d’image. La
drogue détruit notre jeunesse et gangrène notre économie. Les narcotrafiquants
brassent des sommes d’argent colossales — trois fois le budget de l’État — qui,
pour l’essentiel, prennent le chemin de l’étranger et tombent dans les mains de
la mafia internationale. Au début de la chaîne, le fermier afghan, lui, n’en
reçoit qu’une toute petite part. Durant les trente dernières années, les
Afghans ont vécu dans des conditions très difficiles. Ils ont tenté de survivre
au jour le jour. Ne croyez pas que les paysans se soient lancés dans la culture
du pavot de gaieté de cœur. Aucune famille, aucun père, aucune mère, ne le fait
par plaisir. Ils préféreraient mener une vie respectable, heureuse, avoir un
beau verger de grenadiers, de beaux champs, marier leurs filles et leurs fils. Mais comment
supprimer d’un coup de baguette magique un secteur d’activité qui pèse
30 % du PIB ? La culture du pavot est une réalité que nous devons
regarder en face. J’ai lancé l’an dernier une campagne nationale d’éradication
qui s’est traduite par une réduction de 21 % des surfaces cultivées. Ce
qui prouve, d’une certaine manière, que les paysans ont de nouveau confiance en
l’avenir. Hélas, cette réduction n’a pas eu d’effet sur la production globale
qui, à 1 % ou 2 % près, n’a pas diminué. Il nous faudra plus de dix ans avant de venir à bout
de ce problème. Là encore, l’Afghanistan ne peut pas y arriver seul. La
communauté internationale doit nous apporter son aide.
Isabelle Dillmann —
Les chiffres publiés dans le récent Rapport
national sur le développement humain sont accablants. Qu’il s’agisse de la
pauvreté, de l’espérance de vie, de la santé, de l’alphabétisation ou de la
condition des femmes, tous les indicateurs placent l’Afghanistan dans le
peloton de queue des pays en voie de développement. Comment inverser la
tendance ?
Hamid
Karzaï — Ces
indicateurs alarmants ne nous surprennent malheureusement pas. L’Afghanistan
est l’un des pays les moins développés du monde. C’était déjà le cas il y a
trente ans et c’est pire aujourd’hui. À cause de toute cette misère, il nous
faudra pas mal de temps pour reconstruire, éduquer, mettre en place des
services de santé publique de qualité afin de réduire la mortalité des femmes
et des enfants. Pour nous en sortir, nous devons utiliser les sommes qui nous
sont octroyées de manière rationnelle, dans le cadre de programmes adaptés aux
spécificités du pays. Il est essentiel que les bailleurs de fonds tiennent
compte des priorités et des besoins réels de l’Afghanistan, tant en ce qui
concerne la distribution de l’aide que ses finalités. Pour l’instant, il y a un
vrai gâchis. Une bonne partie de ces fonds repart vers les pays donateurs Quand
aux milliards de dollars d'aide internationale qui ont été dépensés ces quatre
dernières années, ils ne l’ont pas toujours été à bon escient. Le gouvernement
est en train de se pencher sur ces dysfonctionnements et j’espère que les
choses évolueront dans le bon sens.
Isabelle Dillmann —
Ne faudrait-il pas revoir le rôle des
ONG ?
Hamid
Karzaï — Il y a, en
effet, beaucoup d’ONG, beaucoup trop… Nous aimerions qu’il y en ait moins.
Certaines accomplissent un travail exceptionnel mais, dans l’ensemble, le
peuple afghan a du mal à apprécier leurs résultats. Un grand nombre ne sont pas
à la hauteur et contribuent au gaspillage des ressources. Nous avons fait part
de nos inquiétudes à la communauté internationale et venons d’adopter une loi à
ce sujet.
Isabelle Dillmann —
La France a toujours maintenu des relations
étroites avec l’Afghanistan. Comment pourrait-elle y renforcer son
influence ?
Hamid
Karzaï — Ce n’est
pas à moi de le dire ! Mais vous avez raison : la France jouit d’une
très bonne position en Afghanistan et a certainement une carte à jouer. Sans
doute pourrait-elle s’engager davantage dans la vie sociale et culturelle
afghane, et offrir plus d’assistance. L’Afghanistan est depuis longtemps un
pays francophile. Autrefois, l’élite s’exprimait en français et l’influence de
la culture française était très forte. Je me souviens que mon premier
passeport, que j’avais obtenu pour aller poursuivre des études en Inde, était rédigé
en français et dans les langues locales — pas en anglais.
Isabelle Dillmann —
Vous qui avez fréquenté pendant trois mois
l’École supérieure de journalisme de Lille vous savez que « l’action passe
aussi par le verbe ». Pour des raisons de sécurité, vous vivez reclus dans
votre palais présidentiel. Pourquoi ne vous adressez-vous pas directement à
votre peuple, par médias afghans interposés, pour lui faire part de votre
vision politique et le sensibiliser à votre action ?
Hamid
Karzaï — Deux ou
trois fois par semaine, parfois plus souvent, je rencontre chez moi des groupes
de cinquante à deux cents personnes. Tous les quinze jours, je m’adresse à la
population à la radio et je parle de sujets qui préoccupent chacun
personnellement. Chaque semaine, je réponds aux questions des auditeurs. Et, de
temps à autre, je donne des interviews ! Ce n’est déjà pas si mal. Mais
vous avez raison : je n’en fais pas assez.
Isabelle Dillmann —
« Plus c’est difficile, plus c’est
intéressant. » Cette phrase du général de Gaulle vous aide-t-elle à
tenir ?
Hamid
Karzaï — Mon
problème, c’est que je ne vois pas les difficultés. Ce qui doit arriver arrive
et j’essaie d’y faire face. Généralement, les gens ont tendance à fuir les
problèmes. Pas moi. C’est sans doute parce que, depuis trente ans, la lutte et
la résistance font partie de l’histoire de tous les Afghans.
Isabelle Dillmann —
L’âme
afghane a-t-elle toujours été guerrière ?
Hamid Karzaï — Non. C’est l’âme d’un homme fou amoureux de sa liberté et celle d’une société folle amoureuse de son indépendance. C’est l’âme d’une nation immensément fière de son passé, de son identité et de ses valeurs, mais qui veut vivre en harmonie avec le reste du monde. Ces deux dernières années l’ont, je crois, amplement prouvé…
Publié sur le blog de L’Atmosphère par Frédéric Tissot, Webmaster, avec la très aimable autorisation d'Isabelle Dillmann.
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